Les Inrockuptibles - Mars 2002


Etoiles des neiges

Enregistré aux Etats-Unis sous la houlette du légendaire Steve Albini, Western sous la neige, le nouvel album des Français Dionysos, confirme le goût du groupe pour un rock explosif et dérangé, jouissif et fatal.

Quand il était étudiant en cinéma, Mathias Malzieu, chanteur de Dionysos, eut un jour à disserter sur le sujet : " Pour danser, il faut être infirme ". Si le professeur avait assisté au concert de Dionysos le 16 mars 2000 à Angoulême, il aurait pu décerner un oscar - en plâtre, recouvert de bande Velpeau - à son ancien élève. Ce jour-là, le frontman du groupe se cassait la cheville sur scène en sautant d'une balustrade.
Le problème de Mathias Malzieu, c'est qu'il aimerait voler. Le saut à l'élastique, le parapente, le surf, le parachute ascensionnel, c'est son truc. Le rock aussi. Si Dionysos est aujourd'hui un cas unique dans la musique à guitares de France, c'est d'abord à cause de ses concerts. Au repos, vu de loin, Mathias Malzieu ressemble à une version miniaturisée de l'immense Pierre Richard. Mais sur scène, c'est Iggy Pop chez Tex Avery, un croisement entre Jon Spencer et le Marsupilami. A défaut de voler, les cinq membres de Dionysos font des bonds, s'envoient en l'air, touchent rarement terre - sauf le batteur, qui reste assis mais bouge les bras. Vu récemment à Paris, Mathias finissait une chanson a cappella au fond de la salle, traversée sur les mains de public. Et il terminait le concert seul à l'harmonica, façon Beck.
Un concert de Dionysos, c'est tour à tour (de manège) un spectacle pour enfants, une compèt de gym acrobatique, un grand moment de rock dur et le truc que vous aimeriez pour les quarante ans de mariage de vos parents. Dans l'hypothèse peu probable où le public rock se mettrait un jour à bouder Dionysos, le groupe pourrait facilement gagner sa vie en jouant dans la rue ou en faisant la tournée des écoles primaires. Car il a le don d'amener son public à un état d'excitation enfantine, de régression régénérante. Le conflit des générations n'est pas le truc de Dionysos.
Mathias Malzieu a découvert le rock grâce à son père, qui passait Rock Around the Clock sur la platine Dual pendant les déjeuners du dimanche. Maintenant, Mathias offre à son père des cassettes de Johnny Cash, Tom Waits ou Beck. Il aimerait bien lui faire découvrir les films d'Harmony Korine, mais il n'ose pas. Alors, il pourrait lui montrer Dead Man de Jarmusch. " Un vrai repère pour l'univers de Dionysos. Il y a la traversée, le voyage initiatique, mais aussi quelque chose de burlesque, quelque chose qui n'a rien à faire là. Nous aussi, on se dit parfois qu'on n'a rien à faire là, mais c'est pourtant excellent d'y être. " Comme la fois où les membres de Dionysos ont passé un été à cueillir des abricots pour financer leur premier disque. Comme celle où Mathias a rodé ses toutes premières chansons en faisant la manche dans des restaurants de La Grande-Motte ou de Palavas-les-Flots. Comme celle où le groupe a gagné un tremplin rock après avoir passé l'après-midi à s'amuser sans skates sur une piste de skate. Comme celle où Mathias a emporté son mémoire de maîtrise dans le camion de tournée, en espérant travailler le soir après les concerts. Mathias n'a jamais terminé son mémoire. Depuis quelques années, il ne maîtrise plus rien. Il a dans la tête un petit vélo dont il a définitivement enlevé les roulettes.
Après la cascade loupée du 16 mars 2000, Mathias a fait quarante-cinq concerts assis dont quinze avec un plâtre, puis il a retrouvé l'usage de ses deux jambes et s'est coupé les cheveux. Ce qui rend Dionysos unique, hormis le sourire de Babeth (violon, claviers, chant), c'est aussi que Mathias est un poète. Si. Souvent, on peut reconnaître un poète à sa coupe de cheveux. Il y a quelques années, Mathias était coiffé comme Mireille Dumas. Depuis, il a tout raccourci, mais il a sur les côtés des mèches qui remontent, comme un ballet de petites danseuses rousses. Ce n'est pas à Pierre Richard que ressemble Mathias, mais au Petit Prince de Saint-Exupéry - cet autre fou volant.
En soi, l'histoire de Dionysos est d'une banalité affligeante : un groupe de copains de lycée (formé en 1993 à Valence) qui s'est lancé dans le rock avec pour seuls bagages des références musicales et un enthousiasme sans bornes. " Quand on a commencé, on ne savait rien, à part qu'on avait envie de faire un truc et qu'on aimait les Pixies. " Beaucoup moins banals sont les premiers disques du groupe : sacrés foutoirs de folk hip-hop punkoïde, Happening Songs et The Sun Is Blue Like the Eggs in Winter réussissaient l'exploit de se hisser à la hauteur des meilleures productions lo-fi américaines. Pour mémoire, la lo-fi fut le mouvement punk de la première moitié de la dernière décennie du siècle précédent. La victoire des gueux, des bricolos du dimanche, des songwriters sans-grade et sans moyens, qui accordaient leurs instruments uniquement sur leurs états d'âme, avec Beck comme mythe vivant et Kurt Cobain comme mythe mort. Trop content de tenir un groupe local en phase avec le meilleur de l'Amérique, on s'est pourtant rendu compte avec Haïku, le troisième album de Dionysos, sorti en 1999, qu'on s'était trompé.
Bien produit, bien joué, bien sous tous rapports, plus classique dans la forme, Haïku a montré que la lo-fi n'était qu'une étape dans le voyage de Dionysos. " On ne voulait pas s'enfermer dans un son et une attitude lo-fi. L'important pour nous, c'est les chansons. " Ainsi, on a pu découvrir sur Haïku, l'univers absurde et merveilleux de Dionysos, où il était question d'une princesse aux seins écrasés, de pyjama comestible, de conduire un cerf-volant ou d'un " asshole car orchestra ". Les chansons et les textes de Mathias Malzieu sont comme des jouets cassés, de petites machines qui couinent et n'avancent pas très droit. " Pour composer, je me mets souvent dans un état très proche de l'enfance. Je suis fasciné par certaines choses de l'enfance, pouvoir passer de l'émerveillement à une crise de larmes. C'est pas grave, c'est comme ça parce qu'on le ressent. " Aux yeux chassieux et torves des spécialistes français du bon goût, Dionysos passe pour un groupe de charlots. Certes, mais alors tendance Chaplin. Si Dionysos est un groupe précieux, c'est parce que cet émerveillement infantile, ce goût de l'image burlesque et cette naïveté poétique peuvent appartenir à tout le monde, entrée gratuite sans limite d'âge. Sur le chemin, Mathias a d'ailleurs rencontré plein de copains - Richard Brautignan, Tim Burton, les Pixies ou la fée Björk.
Parmi les disques préférés des membres de Dionysos, certains (Nirvana, Pixies, Breeders, The Jon Spencer Blues Explosion) présentent le point commun d'avoir été produits par Steve Albini. En novembre dernier, le groupe a donc pris un nouvel envol jusqu'à Chicago, pour enregistrer son quatrième album dans les studios d'Albini. L'aventure a pris la forme de vacances studieuses, d'une réclusion volontaire dans un lieu qui ressemble, du dehors, à un cube de briques rouges et de l'intérieur à un paradis pour musiciens. Quand on rencontre Steve Albini pour la première fois, affairé derrière ses manettes à terminer le mix de Dionysos, on oublie le Grand Producteur Mythique pour ne voir qu'une sorte de super-artisan à l'excellence modeste, toujours vêtu d'une combinaison de mécano pendant ses (longues) heures de travail. L'argent gagné en produisant quelques grands disques des quinze dernières années, il l'a investi dans ce studio qui est aussi sa maison. Et celle des groupes, qui dorment sur place et partagent la cuisine, le salon et le billard avec leur hôte.
" J'aime leur musique et je les aime en tant que personnes. Ils ont des idées précises sur ce que doit être leur musique. C'est un groupe très amical, il n'y a pas de conflits entre eux, ce qui a facilité notre travail. ", expliquait Steve Albini à propos de Dionysos. " Pour ce disque, on ne voulait pas d'un bon producteur au sens technique, mais de quelqu'un qui nous fasse rêver, que ça nous excite de rencontrer artistiquement. On avait aussi pensé à Tom Waits ou Lee Hazlewood. Concrètement, on avait envie de retrouver la folie et l'énergie de la scène, le truc qui ne peut pas se passer deux fois. C'est pour ça qu'on s'est tournés vers Albini. Il fait penser à un cinéaste de documentaire, qui veut canaliser une vérité sans faire de fiction. Il est très accueillant et très fin, avec de l'intransigeance, de la précision, de l'humilité, de l'intégrité sans snobisme. Il sait énormément de choses, mais ne donne jamais de leçons. On est un petit groupe français qui débarque dans son studio, mais il ne nous a pas pris de haut. Contrairement à 99% des producteurs, il considère que ce n'est pas lui l'expert, mais le groupe. Il sert de medium pour atteindre ce qu'on veut ", expliquait Dionysos à propos d'Albini. Ce que voulait Dionysos : " Aller plus loin pour se rapprocher de soi, faire un disque plus tendu, plus arraché, plus direct, moins mignon que Haïku. "
Pour sûr, Western sous la neige est moins mignon que Haïku. Il a une barbe de trois jours, les nerfs à vif, la mâchoire serrée et trace la route sans se retourner. On dirait Clint Eastwood. Ou le Pavement de l'album Wowee Zowee. Western sous la neige est un disque long (dix-huit morceaux), mais qui passe très vite, comme un chapelet de chansons qu'on gobe goulûment l'une après m'autre. Toutes passent bien, mais l'une est douce et l'autre amère. Dans le coffre à jouets qui lui sert d'inspiration, Mathias a pioché au plus profond, au plus teigne, au plus sec. Il a exhumé mes jeux interdits, ceux qui coupent et font mal. Il a échangé sa baguette magique contre un fouet : Steve Albini est toujours champion du monde pour faire sonner un disque comme une porte qui claque sur les doigts des musiciens.
Comme tous les disques de Dionysos, Western sous la neige est impressionnant de mélodies accrocheuses et d'arrangements intrépides. Mais ici, personne ne fait son malin, les mélodies s'accrochent à la rambarde, les arrangements ont les pieds dans le vide. Le petit manège que Mathias Malzieu a dans la tête n'est plus enchanté, ni même déjanté. C'est un train fantôme lancé à toute allure, avec un tunnel noir à l'horizon.

Par Stéphane Deschamps