Etoiles des neiges
Enregistré aux Etats-Unis
sous la houlette du légendaire Steve Albini, Western sous
la neige, le nouvel album des Français Dionysos, confirme
le goût du groupe pour un rock explosif et dérangé,
jouissif et fatal.
Quand il était étudiant
en cinéma, Mathias Malzieu, chanteur de Dionysos, eut un jour
à disserter sur le sujet : " Pour danser, il faut être
infirme ". Si le professeur avait assisté au concert
de Dionysos le 16 mars 2000 à Angoulême, il aurait pu
décerner un oscar - en plâtre, recouvert de bande Velpeau
- à son ancien élève. Ce jour-là, le frontman
du groupe se cassait la cheville sur scène en sautant d'une
balustrade.
Le problème de Mathias Malzieu, c'est qu'il aimerait voler.
Le saut à l'élastique, le parapente, le surf, le parachute
ascensionnel, c'est son truc. Le rock aussi. Si Dionysos est aujourd'hui
un cas unique dans la musique à guitares de France, c'est d'abord
à cause de ses concerts. Au repos, vu de loin, Mathias Malzieu
ressemble à une version miniaturisée de l'immense Pierre
Richard. Mais sur scène, c'est Iggy Pop chez Tex Avery, un
croisement entre Jon Spencer et le Marsupilami. A défaut de
voler, les cinq membres de Dionysos font des bonds, s'envoient en
l'air, touchent rarement terre - sauf le batteur, qui reste assis
mais bouge les bras. Vu récemment à Paris, Mathias finissait
une chanson a cappella au fond de la salle, traversée sur les
mains de public. Et il terminait le concert seul à l'harmonica,
façon Beck.
Un concert de Dionysos, c'est tour à tour (de manège)
un spectacle pour enfants, une compèt de gym acrobatique, un
grand moment de rock dur et le truc que vous aimeriez pour les quarante
ans de mariage de vos parents. Dans l'hypothèse peu probable
où le public rock se mettrait un jour à bouder Dionysos,
le groupe pourrait facilement gagner sa vie en jouant dans la rue
ou en faisant la tournée des écoles primaires. Car il
a le don d'amener son public à un état d'excitation
enfantine, de régression régénérante.
Le conflit des générations n'est pas le truc de Dionysos.
Mathias Malzieu a découvert le rock grâce à son
père, qui passait Rock Around the Clock sur la platine
Dual pendant les déjeuners du dimanche. Maintenant, Mathias
offre à son père des cassettes de Johnny Cash, Tom Waits
ou Beck. Il aimerait bien lui faire découvrir les films d'Harmony
Korine, mais il n'ose pas. Alors, il pourrait lui montrer Dead
Man de Jarmusch. " Un vrai repère pour l'univers
de Dionysos. Il y a la traversée, le voyage initiatique, mais
aussi quelque chose de burlesque, quelque chose qui n'a rien à
faire là. Nous aussi, on se dit parfois qu'on n'a rien à
faire là, mais c'est pourtant excellent d'y être. "
Comme la fois où les membres de Dionysos ont passé un
été à cueillir des abricots pour financer leur
premier disque. Comme celle où Mathias a rodé ses toutes
premières chansons en faisant la manche dans des restaurants
de La Grande-Motte ou de Palavas-les-Flots. Comme celle où
le groupe a gagné un tremplin rock après avoir passé
l'après-midi à s'amuser sans skates sur une piste de
skate. Comme celle où Mathias a emporté son mémoire
de maîtrise dans le camion de tournée, en espérant
travailler le soir après les concerts. Mathias n'a jamais terminé
son mémoire. Depuis quelques années, il ne maîtrise
plus rien. Il a dans la tête un petit vélo dont il a
définitivement enlevé les roulettes.
Après la cascade loupée du 16 mars 2000, Mathias a fait
quarante-cinq concerts assis dont quinze avec un plâtre, puis
il a retrouvé l'usage de ses deux jambes et s'est coupé
les cheveux. Ce qui rend Dionysos unique, hormis le sourire de Babeth
(violon, claviers, chant), c'est aussi que Mathias est un poète.
Si. Souvent, on peut reconnaître un poète à sa
coupe de cheveux. Il y a quelques années, Mathias était
coiffé comme Mireille Dumas. Depuis, il a tout raccourci, mais
il a sur les côtés des mèches qui remontent, comme
un ballet de petites danseuses rousses. Ce n'est pas à Pierre
Richard que ressemble Mathias, mais au Petit Prince de Saint-Exupéry
- cet autre fou volant.
En soi, l'histoire de Dionysos est d'une banalité affligeante
: un groupe de copains de lycée (formé en 1993 à
Valence) qui s'est lancé dans le rock avec pour seuls bagages
des références musicales et un enthousiasme sans bornes.
" Quand on a commencé, on ne savait rien, à
part qu'on avait envie de faire un truc et qu'on aimait les Pixies.
" Beaucoup moins banals sont les premiers disques du groupe
: sacrés foutoirs de folk hip-hop punkoïde, Happening
Songs et The Sun Is Blue Like the Eggs in Winter réussissaient
l'exploit de se hisser à la hauteur des meilleures productions
lo-fi américaines. Pour mémoire, la lo-fi fut le mouvement
punk de la première moitié de la dernière décennie
du siècle précédent. La victoire des gueux, des
bricolos du dimanche, des songwriters sans-grade et sans moyens, qui
accordaient leurs instruments uniquement sur leurs états d'âme,
avec Beck comme mythe vivant et Kurt Cobain comme mythe mort. Trop
content de tenir un groupe local en phase avec le meilleur de l'Amérique,
on s'est pourtant rendu compte avec Haïku, le troisième
album de Dionysos, sorti en 1999, qu'on s'était trompé.
Bien produit, bien joué, bien sous tous rapports, plus classique
dans la forme, Haïku a montré que la lo-fi n'était
qu'une étape dans le voyage de Dionysos. " On ne voulait
pas s'enfermer dans un son et une attitude lo-fi. L'important pour
nous, c'est les chansons. " Ainsi, on a pu découvrir
sur Haïku, l'univers absurde et merveilleux de Dionysos,
où il était question d'une princesse aux seins écrasés,
de pyjama comestible, de conduire un cerf-volant ou d'un "
asshole car orchestra ". Les chansons et les textes de Mathias
Malzieu sont comme des jouets cassés, de petites machines qui
couinent et n'avancent pas très droit. " Pour composer,
je me mets souvent dans un état très proche de l'enfance.
Je suis fasciné par certaines choses de l'enfance, pouvoir
passer de l'émerveillement à une crise de larmes. C'est
pas grave, c'est comme ça parce qu'on le ressent. "
Aux yeux chassieux et torves des spécialistes français
du bon goût, Dionysos passe pour un groupe de charlots. Certes,
mais alors tendance Chaplin. Si Dionysos est un groupe précieux,
c'est parce que cet émerveillement infantile, ce goût
de l'image burlesque et cette naïveté poétique
peuvent appartenir à tout le monde, entrée gratuite
sans limite d'âge. Sur le chemin, Mathias a d'ailleurs rencontré
plein de copains - Richard Brautignan, Tim Burton, les Pixies ou la
fée Björk.
Parmi les disques préférés des membres de Dionysos,
certains (Nirvana, Pixies, Breeders, The Jon Spencer Blues Explosion)
présentent le point commun d'avoir été produits
par Steve Albini. En novembre dernier, le groupe a donc pris un nouvel
envol jusqu'à Chicago, pour enregistrer son quatrième
album dans les studios d'Albini. L'aventure a pris la forme de vacances
studieuses, d'une réclusion volontaire dans un lieu qui ressemble,
du dehors, à un cube de briques rouges et de l'intérieur
à un paradis pour musiciens. Quand on rencontre Steve Albini
pour la première fois, affairé derrière ses manettes
à terminer le mix de Dionysos, on oublie le Grand Producteur
Mythique pour ne voir qu'une sorte de super-artisan à l'excellence
modeste, toujours vêtu d'une combinaison de mécano pendant
ses (longues) heures de travail. L'argent gagné en produisant
quelques grands disques des quinze dernières années,
il l'a investi dans ce studio qui est aussi sa maison. Et celle des
groupes, qui dorment sur place et partagent la cuisine, le salon et
le billard avec leur hôte.
" J'aime leur musique et je les aime en tant que personnes.
Ils ont des idées précises sur ce que doit être
leur musique. C'est un groupe très amical, il n'y a pas de
conflits entre eux, ce qui a facilité notre travail. ",
expliquait Steve Albini à propos de Dionysos. " Pour
ce disque, on ne voulait pas d'un bon producteur au sens technique,
mais de quelqu'un qui nous fasse rêver, que ça nous excite
de rencontrer artistiquement. On avait aussi pensé à
Tom Waits ou Lee Hazlewood. Concrètement, on avait envie de
retrouver la folie et l'énergie de la scène, le truc
qui ne peut pas se passer deux fois. C'est pour ça qu'on s'est
tournés vers Albini. Il fait penser à un cinéaste
de documentaire, qui veut canaliser une vérité sans
faire de fiction. Il est très accueillant et très fin,
avec de l'intransigeance, de la précision, de l'humilité,
de l'intégrité sans snobisme. Il sait énormément
de choses, mais ne donne jamais de leçons. On est un petit
groupe français qui débarque dans son studio, mais il
ne nous a pas pris de haut. Contrairement à 99% des producteurs,
il considère que ce n'est pas lui l'expert, mais le groupe.
Il sert de medium pour atteindre ce qu'on veut ", expliquait
Dionysos à propos d'Albini. Ce que voulait Dionysos : "
Aller plus loin pour se rapprocher de soi, faire un disque plus tendu,
plus arraché, plus direct, moins mignon que Haïku. "
Pour sûr, Western sous la neige est moins mignon que
Haïku. Il a une barbe de trois jours, les nerfs à
vif, la mâchoire serrée et trace la route sans se retourner.
On dirait Clint Eastwood. Ou le Pavement de l'album Wowee Zowee.
Western sous la neige est un disque long (dix-huit morceaux),
mais qui passe très vite, comme un chapelet de chansons qu'on
gobe goulûment l'une après m'autre. Toutes passent bien,
mais l'une est douce et l'autre amère. Dans le coffre à
jouets qui lui sert d'inspiration, Mathias a pioché au plus
profond, au plus teigne, au plus sec. Il a exhumé mes jeux
interdits, ceux qui coupent et font mal. Il a échangé
sa baguette magique contre un fouet : Steve Albini est toujours champion
du monde pour faire sonner un disque comme une porte qui claque sur
les doigts des musiciens.
Comme tous les disques de Dionysos, Western sous la neige est
impressionnant de mélodies accrocheuses et d'arrangements intrépides.
Mais ici, personne ne fait son malin, les mélodies s'accrochent
à la rambarde, les arrangements ont les pieds dans le vide.
Le petit manège que Mathias Malzieu a dans la tête n'est
plus enchanté, ni même déjanté. C'est un
train fantôme lancé à toute allure, avec un tunnel
noir à l'horizon.
Par Stéphane Deschamps
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