Maroc'n'roll
En septembre dernier, Dionysos passait
plusieurs semaines en résidence à l'Institut français
de Meknès, au Maroc, pour composer sans contrainte de temps
ou d'espace les chansons d'un nouvel album à paraître
à l'automne. Séjour studieux, joyeux et fructueux :
rencontre rare avec un groupe au travail.
"Vous savez ce que c'est
mon rêve ? D'organiser ci, à Meknès, un grand
festival de rock. Je l'appellerais 'Maroc'n'roll'".
Des rêves, Pierre Raynaud n'en manque pas. Ça tombe bien
: il y a une machine à rêves dans le jardin de l'Institut
français qu'il dirige à Meknès, à l'intérieur
des terres marocaines. Cet outil, qu'il jalouse fièrement,
c'est le théâtre de l'Institut français, l'un
des plus beaux et modernes du Maroc, jure-t-il. C'est là que
ce combattant infatigable d'une culture rock, chevillée au
corps depuis les années Clash, organise désormais des
résidences d'artistes -théâtre, danse, rock, techno,
ou hip-hop. En 2003, Emilie Simon était venue à Meknès
peaufiner ses concerts à venir. En septembre dernier, Dionysos
prenait littéralement possession des mêmes lieux pour
composer en vase clos quelques titres de son cinquième album.
Le groupe, qui aime se mettre en danger loin de ses racines et de
ses habitudes, s'est posé à Meknès tel une éponge
: toutes les rencontres, tous les sons seront absorbés, digérés,
triturés par cet étonnant filtre. Mathias Malzieu, le
chanteur atomique du groupe, évoque ainsi une virée
de deux jours dans le désert : "Nous avons fait du
snowboard dans les dunes de sables mais surtout, le soir, à
l'hôtel, nous avons découvert des instruments de dingues,
des genres de percussions tout en métal
"
Quand Dionysos a déboulé à Meknès - avec
le privilège inouï d'emporter TOUS ses instruments et
gadgets -, ses nouvelles chansons étaient encore embryonnaires
: presque entièrement composées au ukulélé,
une guitare à la taille de Mathias, elles ont ensuite été
offertes, avec un luxe de temps et d'espace inconcevable ailleurs,
à toutes les digressions, toutes les extravagances. Chaque
soir, après une studieuse journée d'expérimentations
d'où les adultes et leur raison semblent avoir été
écartés, chaque membre du groupe descend de cette scène-laboratoire,
prend place dans le vaste théâtre vide et écoute
à plein volume le résultat de la journée de recherches.
A l'évidence, l'absence de comptes à rendre a poussé
Dionysos très loin de ses bases, dans un no man's land musical
et lyrique.
Le groupe lui-même semble hébété par cette
liberté de ton, ce grand départ : sa timidité,
son anxiété même à faire écouter
aux visiteurs les nouvelles chansons, font d'abord craindre un sévère
pétage de câble, un caprice. Mais très vite, les
chansons impressionnent par leur liberté gagnée, leur
mélange d'insouciance et de gravité, de nonchalance
et de méticulosité. Ce ne sont que des maquettes, elles
fourmillent pourtant d'arrangements complexes, de savants jeux sur
les voix, sur la profondeur de champ. Sans faire le malin, sans renier
son éthique bordélique, le groupe a travaillé
avec une minutie inouïe sur les détails. Une chanson comme
L'Homme qui pondait des ufs, par exemple, sous ses airs
absurdes, révèle un complexe jeu de frictions : une
drôle de rythmique concassée à la Tom Waits se
frotte à une mélodie sautillante à la Burt Bacharach
; une voix d'ange est opposée à un ukulélé
maltraité par des beats hip-hop
Même plutôt
proche de l'univers habituel de Dionysos, un titre comme Lips Story
in a Chocolate River impressionne lui aussi par la violence de
ses contrastes : encore et toujours cet équilibre instable
entre un folk inquiet à la Calexico puis des déflagrations
punk-rock
On ignore encore qui, au printemps prochain, aura
la lourde charge de produire ces chansons et leurs conflits internes,
mais on imagine déjà son casse-tête : exacerber
ces antagonismes musicaux ou, au contraire, tenter de les arbitrer
?
Comment, par exemple - et surtout pourquoi - redonner la raison à
une chanson aussi dingue que Old Child, genre de rencontre
épineuse entre Beck et Ennio Morricone un soir d'orage ? Une
chanson possédée, à tiroirs grinçants,
dont chaque ouverture sème le désordre et la furie.
On écoute aussi une version primitive de Tes lacets sont
des fées, avec son étrange intro swing à
deux voies échappées des fenêtres du Brill Building,
vite rattrapées par une rythmique frénétique,
des scratchs insolents. On est là, dans un théâtre
à Meknès, et on assiste en direct à la genèse
d'un tube. Si Dionysos ne sait pas encore alors qui produira son album
- faire confiance, une fois de plus, à l'industrieux Steve
Albini de Chicago ou tenter le vide avec es pistes comme DJ Shadow
ou John Parrish (PJ Harvey) ? 1 - le groupe pensait avoir trouvé
le lieu idéal : Toe Rag. Un minuscule studio analogique londonien
où enregistrent, à l'ancienne, les Kills ou les White
Stripes. Seul problème : sa table de mixage, en huit piste,
est parfaite pour un duo minimaliste. Pas pour un quinquette maximaliste.
Entre deux prises de son, pendant
que le groupe se presse autour de l'ordinateur-mémoire,
Mathias trouve encore le temps de s'isoler pour lire : des BD d'Eward
Gorey ou des livres d'Arto Paasilinna, dont il se fait volontiers
l'ambassadeur. S'isoler, surtout, pour écrire. Deux ans après
la publication de son premier recueil de nouvelles, 38 mini westerns,
Mathias écrit, en parallèle au disque, son premier roman,
dont la sortie est prévue en mars. Destinées au livre
ou au cinquième album du groupe, des dizaines de feuilles volantes
noircies jusqu'aux confins de marges sont étalées sur
les tables des loges. On y lit des phrases étranges : "Je
te mangerai les bras tu sais", "Mon cur sonne
creux, motherfucker" ou "Aller d'accord, très
bien, je suis mort". Mathias : "Je suis parti dans
ce roman en chien fou et, d'un seul coup, je me suis retrouvé
au milieu de l'océan. Mais l'écriture du roman nourrit
les chansons et vice-versa. Avec le disque, j'ai un peu l'impression
de composer la BO de mon roman".
Une chanson est ainsi directement inspirée du livre : Giant
Jack. L'histoire d'un géant qui distribue des bouts de
sa gigantesque ombre, ainsi que des livres, à ceux qui souhaiteraient
vaincre la mort. Mathias se fait soudain grave, quand il raconte avoir
eu besoin de créer Giant Jack pour accepter la mort de sa mère,
décédée l'an passé. "J'en avais
besoin pour recommencer à rêver : une sorte d'ami imaginaire
pour m'en sortir". On croisera fatalement beaucoup de tels
personnages, échappés d'un bestiaire de Roald Dahl ou
d'un film de Tim Burton, dans son roman - et donc ses chansons. On
y trouvera ainsi une femme-cigogne, un homme-volcan qui, chacun à
leur façon permettent à Mathias de développer
des thèmes farouchement personnels. "C'est un mélange
d'autobiographie et de fantasme, je ne veux pas être seulement
dans l'onirique".
On le sent à son besoin d'en parler : ce roman n'est pas un
simple hobby, un caprice, mais une échappatoire devenue nécessaire.
"Au début, je me cachais derrière l'homme-volcan
pour parler de moi, mais il faisait écran, je l'ai donc écarté...
Une chanson, c'est court, je peux la mettre dans la poche et l'oublier.
Mais le roman, je le porte dans tout mon corps, je ne peux plus m'en
débarrasser. J'ai manqué des journées entières
tellement j'avais besoin d'écrire".
Après avoir failli s'appeler L'Homme Volcan, le livre
s'appellerait aux dernières nouvelles Maintenant qu'il fait
nuit tout le temps sur toi
Ce thème de l'absence,
derrière les facéties et les absurdités toujours
de rigueur dans les chants de Mathias, alimente aussi les nouvelles
paroles de Dionysos. Avec des affrontements encore plus spectaculaires
que d'habitude entre la gravité des mots et l'entrain des mélodies
- et vice-versa, parce que Dionysos est vicieux et versatile. "Des
morceaux parlent effectivement de cette absence de manière
directe", confie Mathias. "Ce sont les plus durs
à chanter. Le plus compliqué, c'est ce moment où
de tels mots se mélangent au travail des autres membres du
groupe. La première fois que j'ai chanté ces textes
aux autres, ça a été très violent. Mais
ils sont très pudiques. Beaucoup de chose sont sacrées
dans ce groupe, il y a beaucoup d'attention entre nous".
La soirée de travail s'achève
en pente douce lorsque Pierre Raynaud - rentré de son bureau
de Fès ou de Meknès - vient prendre des nouvelles des
chansons, avec une énergie et un enthousiasme contagieux. Puis,
à deux pas des palais royaux, le groupe refait son match de
la journée, repense ses chansons, évoque les pistes
encore explorables, autour d'un narguilé, dans le somptueux
riad qui lui sert de dortoir. Débarrassé de toute notion
d'urgence - la deadline -, consacré à la seule création,
le groupe semble avoir trouvé ici une sérénité
et un aplomb inébranlables. Dans son coin, Pierre Raynaud jubile
: "Il est nécessaire de faire du rock dans une ville
tenue par un parti islamiste." Et effectivement, par sa foi
communicative, Pierre Raynaud déplace ici des montagnes - ou
des dunes. Il a même réussi à monter une pièce
de Genet, des chorégraphies ou des expos dans les ahurissants
greniers de la vieille ville... Toujours borderline, mais suffisamment
respecté en ville pour être toléré. Un
de ses assistants résume ainsi la situation : "Si l'équivalent
marocain de la DST est dans la salle, c'est que le spectacle que nous
proposons est bon." Car Pierre Raynaud, à force de
persuasion, a réussi un pari gonflé : intéresser
la population de Meknès (et notamment des milliers d'étudiants)
à des formes d'expression qui lui étaient étrangères.
Des lycéens viendront ainsi à la rencontre de Dionysos,
comme ils étaient venus en masse applaudir le concert-bilan
d'Emilie Simon l'année d'avant.
"Je ne travaille que pour
les Marocains", martèle Pierre, dans une ville où
la communauté française reste réduite.
"Nous avons parfois du mal à convaincre les autorités,
mais le public nous donne toujours raison. Ils ont faim de confrontation
intellectuelle. Même si, dans nos projections ciné, la
moitié de la salle s'en va quand apparaît un couple nu,
ils comprennent." Plus de six mille personnes visitent ainsi,
chaque semaine, les instituts français de Fès et Meknès.
"Le téléphone arabe ne tombe jamais en panne
à Meknès. Si je donne les infos aux bonnes personnes,
toute la ville est au courant. Les centres français appartiennent
aux gens d'ici.", se réjouit Pierre Raynaud, qui a
rencontré son épouse, marocaine, à un concert
auvergnat de Rachid Taha !
Babet, violoniste du groupe, se pince encore en repensant aux dernières
semaines passées à Meknès. "Nous sommes
directement passés d'un garage à cette vie de palais...
je ne vois pas comment nous pourrions écrire dans de meilleures
conditions, aussi bien techniques qu'humaines." Pendant ce
temps, Mathias s'est emparé d'un des nombreux instruments insolites
qui décorent la scène : une lap steel guitar, qu'il
caresse avec la douceur d'un tigre en rut et sous amphétamines.
Pris par ce riff trash-blues, Rico suit, avec sa batterie toujours
aussi économe et précise. Etonnement flegmatique, la
basse de Guillaume accompagne cette tempête comme si elle jouait
au cerf-volant, les yeux en l'air et le geste nonchalant. Le reste
du groupe, aspiré par ce souffle, sort l'électricité.
Il n'y a, hormis Dionysos, que deux personnes dans la salle et pourtant,
pris par cette chanson neuve, Neige tombe, Mathias fait des
bonds comme s'il s'agissait d'enflammer Bercy. Comme sur plusieurs
des nouveaux titres, la voix de Babet se fait plus présente,
plus décisive, d'une stricte étrangeté.
Voir Dionysos travailler ainsi, de manière instinctive, permet
surtout de constater à quel point Mathias n'impose jamais une
idée, ne donne jamais un ordre, n'utilisant que le conditionnel
("On ne tenterait pas ça?"), là où
tant de chanteurs ne communiquent qu'à l'impératif.
Chaque idée d'arrangement est ainsi discutée, pesée,
testée en direct : c'est à l'usage, avec ce privilège
du travail sans limite de temps, que se dessinent les contours définitifs
des maquettes.
Car avant d'être un groupe
de rock, Dionysos est un groupe humain : une bande de copains
et copine ayant construit son fond de culture sur des disques, des
concerts, des arrières de camionnettes, des sports de glisse,
des fous rires incontrôlés et des repas pourris. Un pot
commun pour lequel chacun a sacrifié un peu de ses études,
de son adolescence, de sa vie privée. Et pourtant, sur cette
scène de Meknès, après plus de dix ans de mariage,
le groupe s'amuse, communique, joue et se regarde avec la fraîcheur
de jeunes fiancés.
Après l'ivresse des premiers jours, le groupe débarrasse,
en cette fin de séjour, ses chansons de tous leurs gadgets
et effets : comme si, après avoir utilisé au maximum
les pistes de l'ordinateur, les possibilités de la salle et
des jouets à disposition, l'heure était au dégraissage.
A chaque écoute, chacun traque le superflu : une grande chasse
au gaspi où les chansons gagnent en fluidité ce qu'elles
perdent en démonstration. "Les effets pour les effets,
c'est jouissif sur l'instant, mais ça ne résiste pas
au temps", confirme Mathias. "La joie c'est de trouver
l'effet précis qui, à un moment donné, apporte
de la magie à la chanson. Au cours des semaines vécues
ici, chaque chanson est passée par des dizaines de versions
diamétralement opposées." Les chansons ont
beau être à leur stade le plus brut, elles affichent
déjà une personnalité et un culot sidérants.
Le groupe les affinera ensuite à la fin de l'hiver à
Tourzel, Auvergne, puis en studio. On aura le temps d'y revenir :
le cinquième album ne sortira qu'après l'été.
On quittera, à regret, Dionysos, la famille Raynaud et Meknès
sur un drame : alors que le groupe s'évertue à simplifier
encore et toujours une version du formidable Monster in Love,
le ukulélé de Mathias se révolte. Bois fendu,
sur plusieurs centimètres : le joli riff à la Jonathan
Richman devra attendre le retour de l'instrument chez son luthier
parisien. Verdict : le ukulélé a dû se faire écraser
par un snowboard. Vous en connaissez beaucoup, vous, des ukulélés
qui se font écraser par des snowboards à dos de chameau
dans les dunes de Merzouga? Maroc'n'roll, en effet.
Par JD Beauvallet
1. Dionysos devrait finalement enregistrer son nouvel album en Islande,
avec John Parrish à la production et Valgeir Sigurosson (Mùm,
Björk, Sigur Ros) aux programmations.
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