Les Inrockuptibles - n° 475 - Janvier 2005


Article retranscrit par lulu et barz, un grand merci à eux !

Maroc'n'roll

En septembre dernier, Dionysos passait plusieurs semaines en résidence à l'Institut français de Meknès, au Maroc, pour composer sans contrainte de temps ou d'espace les chansons d'un nouvel album à paraître à l'automne. Séjour studieux, joyeux et fructueux : rencontre rare avec un groupe au travail.

"Vous savez ce que c'est mon rêve ? D'organiser ci, à Meknès, un grand festival de rock. Je l'appellerais 'Maroc'n'roll'". Des rêves, Pierre Raynaud n'en manque pas. Ça tombe bien : il y a une machine à rêves dans le jardin de l'Institut français qu'il dirige à Meknès, à l'intérieur des terres marocaines. Cet outil, qu'il jalouse fièrement, c'est le théâtre de l'Institut français, l'un des plus beaux et modernes du Maroc, jure-t-il. C'est là que ce combattant infatigable d'une culture rock, chevillée au corps depuis les années Clash, organise désormais des résidences d'artistes -théâtre, danse, rock, techno, ou hip-hop. En 2003, Emilie Simon était venue à Meknès peaufiner ses concerts à venir. En septembre dernier, Dionysos prenait littéralement possession des mêmes lieux pour composer en vase clos quelques titres de son cinquième album.
Le groupe, qui aime se mettre en danger loin de ses racines et de ses habitudes, s'est posé à Meknès tel une éponge : toutes les rencontres, tous les sons seront absorbés, digérés, triturés par cet étonnant filtre. Mathias Malzieu, le chanteur atomique du groupe, évoque ainsi une virée de deux jours dans le désert : "Nous avons fait du snowboard dans les dunes de sables mais surtout, le soir, à l'hôtel, nous avons découvert des instruments de dingues, des genres de percussions tout en métal…"
Quand Dionysos a déboulé à Meknès - avec le privilège inouï d'emporter TOUS ses instruments et gadgets -, ses nouvelles chansons étaient encore embryonnaires : presque entièrement composées au ukulélé, une guitare à la taille de Mathias, elles ont ensuite été offertes, avec un luxe de temps et d'espace inconcevable ailleurs, à toutes les digressions, toutes les extravagances. Chaque soir, après une studieuse journée d'expérimentations d'où les adultes et leur raison semblent avoir été écartés, chaque membre du groupe descend de cette scène-laboratoire, prend place dans le vaste théâtre vide et écoute à plein volume le résultat de la journée de recherches. A l'évidence, l'absence de comptes à rendre a poussé Dionysos très loin de ses bases, dans un no man's land musical et lyrique.
Le groupe lui-même semble hébété par cette liberté de ton, ce grand départ : sa timidité, son anxiété même à faire écouter aux visiteurs les nouvelles chansons, font d'abord craindre un sévère pétage de câble, un caprice. Mais très vite, les chansons impressionnent par leur liberté gagnée, leur mélange d'insouciance et de gravité, de nonchalance et de méticulosité. Ce ne sont que des maquettes, elles fourmillent pourtant d'arrangements complexes, de savants jeux sur les voix, sur la profondeur de champ. Sans faire le malin, sans renier son éthique bordélique, le groupe a travaillé avec une minutie inouïe sur les détails. Une chanson comme L'Homme qui pondait des œufs, par exemple, sous ses airs absurdes, révèle un complexe jeu de frictions : une drôle de rythmique concassée à la Tom Waits se frotte à une mélodie sautillante à la Burt Bacharach ; une voix d'ange est opposée à un ukulélé maltraité par des beats hip-hop… Même plutôt proche de l'univers habituel de Dionysos, un titre comme Lips Story in a Chocolate River impressionne lui aussi par la violence de ses contrastes : encore et toujours cet équilibre instable entre un folk inquiet à la Calexico puis des déflagrations punk-rock… On ignore encore qui, au printemps prochain, aura la lourde charge de produire ces chansons et leurs conflits internes, mais on imagine déjà son casse-tête : exacerber ces antagonismes musicaux ou, au contraire, tenter de les arbitrer ?
Comment, par exemple - et surtout pourquoi - redonner la raison à une chanson aussi dingue que Old Child, genre de rencontre épineuse entre Beck et Ennio Morricone un soir d'orage ? Une chanson possédée, à tiroirs grinçants, dont chaque ouverture sème le désordre et la furie. On écoute aussi une version primitive de Tes lacets sont des fées, avec son étrange intro swing à deux voies échappées des fenêtres du Brill Building, vite rattrapées par une rythmique frénétique, des scratchs insolents. On est là, dans un théâtre à Meknès, et on assiste en direct à la genèse d'un tube. Si Dionysos ne sait pas encore alors qui produira son album - faire confiance, une fois de plus, à l'industrieux Steve Albini de Chicago ou tenter le vide avec es pistes comme DJ Shadow ou John Parrish (PJ Harvey) ? 1 - le groupe pensait avoir trouvé le lieu idéal : Toe Rag. Un minuscule studio analogique londonien où enregistrent, à l'ancienne, les Kills ou les White Stripes. Seul problème : sa table de mixage, en huit piste, est parfaite pour un duo minimaliste. Pas pour un quinquette maximaliste.

Entre deux prises de son, pendant que le groupe se presse autour de l'ordinateur-mémoire, Mathias trouve encore le temps de s'isoler pour lire : des BD d'Eward Gorey ou des livres d'Arto Paasilinna, dont il se fait volontiers l'ambassadeur. S'isoler, surtout, pour écrire. Deux ans après la publication de son premier recueil de nouvelles, 38 mini westerns, Mathias écrit, en parallèle au disque, son premier roman, dont la sortie est prévue en mars. Destinées au livre ou au cinquième album du groupe, des dizaines de feuilles volantes noircies jusqu'aux confins de marges sont étalées sur les tables des loges. On y lit des phrases étranges : "Je te mangerai les bras tu sais", "Mon cœur sonne creux, motherfucker" ou "Aller d'accord, très bien, je suis mort". Mathias : "Je suis parti dans ce roman en chien fou et, d'un seul coup, je me suis retrouvé au milieu de l'océan. Mais l'écriture du roman nourrit les chansons et vice-versa. Avec le disque, j'ai un peu l'impression de composer la BO de mon roman".
Une chanson est ainsi directement inspirée du livre : Giant Jack. L'histoire d'un géant qui distribue des bouts de sa gigantesque ombre, ainsi que des livres, à ceux qui souhaiteraient vaincre la mort. Mathias se fait soudain grave, quand il raconte avoir eu besoin de créer Giant Jack pour accepter la mort de sa mère, décédée l'an passé. "J'en avais besoin pour recommencer à rêver : une sorte d'ami imaginaire pour m'en sortir". On croisera fatalement beaucoup de tels personnages, échappés d'un bestiaire de Roald Dahl ou d'un film de Tim Burton, dans son roman - et donc ses chansons. On y trouvera ainsi une femme-cigogne, un homme-volcan qui, chacun à leur façon permettent à Mathias de développer des thèmes farouchement personnels. "C'est un mélange d'autobiographie et de fantasme, je ne veux pas être seulement dans l'onirique".
On le sent à son besoin d'en parler : ce roman n'est pas un simple hobby, un caprice, mais une échappatoire devenue nécessaire. "Au début, je me cachais derrière l'homme-volcan pour parler de moi, mais il faisait écran, je l'ai donc écarté... Une chanson, c'est court, je peux la mettre dans la poche et l'oublier. Mais le roman, je le porte dans tout mon corps, je ne peux plus m'en débarrasser. J'ai manqué des journées entières tellement j'avais besoin d'écrire".
Après avoir failli s'appeler L'Homme Volcan, le livre s'appellerait aux dernières nouvelles Maintenant qu'il fait nuit tout le temps sur toi… Ce thème de l'absence, derrière les facéties et les absurdités toujours de rigueur dans les chants de Mathias, alimente aussi les nouvelles paroles de Dionysos. Avec des affrontements encore plus spectaculaires que d'habitude entre la gravité des mots et l'entrain des mélodies - et vice-versa, parce que Dionysos est vicieux et versatile. "Des morceaux parlent effectivement de cette absence de manière directe", confie Mathias. "Ce sont les plus durs à chanter. Le plus compliqué, c'est ce moment où de tels mots se mélangent au travail des autres membres du groupe. La première fois que j'ai chanté ces textes aux autres, ça a été très violent. Mais ils sont très pudiques. Beaucoup de chose sont sacrées dans ce groupe, il y a beaucoup d'attention entre nous".

La soirée de travail s'achève en pente douce lorsque Pierre Raynaud - rentré de son bureau de Fès ou de Meknès - vient prendre des nouvelles des chansons, avec une énergie et un enthousiasme contagieux. Puis, à deux pas des palais royaux, le groupe refait son match de la journée, repense ses chansons, évoque les pistes encore explorables, autour d'un narguilé, dans le somptueux riad qui lui sert de dortoir. Débarrassé de toute notion d'urgence - la deadline -, consacré à la seule création, le groupe semble avoir trouvé ici une sérénité et un aplomb inébranlables. Dans son coin, Pierre Raynaud jubile : "Il est nécessaire de faire du rock dans une ville tenue par un parti islamiste." Et effectivement, par sa foi communicative, Pierre Raynaud déplace ici des montagnes - ou des dunes. Il a même réussi à monter une pièce de Genet, des chorégraphies ou des expos dans les ahurissants greniers de la vieille ville... Toujours borderline, mais suffisamment respecté en ville pour être toléré. Un de ses assistants résume ainsi la situation : "Si l'équivalent marocain de la DST est dans la salle, c'est que le spectacle que nous proposons est bon." Car Pierre Raynaud, à force de persuasion, a réussi un pari gonflé : intéresser la population de Meknès (et notamment des milliers d'étudiants) à des formes d'expression qui lui étaient étrangères. Des lycéens viendront ainsi à la rencontre de Dionysos, comme ils étaient venus en masse applaudir le concert-bilan d'Emilie Simon l'année d'avant.

"Je ne travaille que pour les Marocains", martèle Pierre, dans une ville où la communauté française reste réduite. "Nous avons parfois du mal à convaincre les autorités, mais le public nous donne toujours raison. Ils ont faim de confrontation intellectuelle. Même si, dans nos projections ciné, la moitié de la salle s'en va quand apparaît un couple nu, ils comprennent." Plus de six mille personnes visitent ainsi, chaque semaine, les instituts français de Fès et Meknès. "Le téléphone arabe ne tombe jamais en panne à Meknès. Si je donne les infos aux bonnes personnes, toute la ville est au courant. Les centres français appartiennent aux gens d'ici.", se réjouit Pierre Raynaud, qui a rencontré son épouse, marocaine, à un concert auvergnat de Rachid Taha !
Babet, violoniste du groupe, se pince encore en repensant aux dernières semaines passées à Meknès. "Nous sommes directement passés d'un garage à cette vie de palais... je ne vois pas comment nous pourrions écrire dans de meilleures conditions, aussi bien techniques qu'humaines." Pendant ce temps, Mathias s'est emparé d'un des nombreux instruments insolites qui décorent la scène : une lap steel guitar, qu'il caresse avec la douceur d'un tigre en rut et sous amphétamines. Pris par ce riff trash-blues, Rico suit, avec sa batterie toujours aussi économe et précise. Etonnement flegmatique, la basse de Guillaume accompagne cette tempête comme si elle jouait au cerf-volant, les yeux en l'air et le geste nonchalant. Le reste du groupe, aspiré par ce souffle, sort l'électricité. Il n'y a, hormis Dionysos, que deux personnes dans la salle et pourtant, pris par cette chanson neuve, Neige tombe, Mathias fait des bonds comme s'il s'agissait d'enflammer Bercy. Comme sur plusieurs des nouveaux titres, la voix de Babet se fait plus présente, plus décisive, d'une stricte étrangeté.
Voir Dionysos travailler ainsi, de manière instinctive, permet surtout de constater à quel point Mathias n'impose jamais une idée, ne donne jamais un ordre, n'utilisant que le conditionnel ("On ne tenterait pas ça?"), là où tant de chanteurs ne communiquent qu'à l'impératif. Chaque idée d'arrangement est ainsi discutée, pesée, testée en direct : c'est à l'usage, avec ce privilège du travail sans limite de temps, que se dessinent les contours définitifs des maquettes.

Car avant d'être un groupe de rock, Dionysos est un groupe humain : une bande de copains et copine ayant construit son fond de culture sur des disques, des concerts, des arrières de camionnettes, des sports de glisse, des fous rires incontrôlés et des repas pourris. Un pot commun pour lequel chacun a sacrifié un peu de ses études, de son adolescence, de sa vie privée. Et pourtant, sur cette scène de Meknès, après plus de dix ans de mariage, le groupe s'amuse, communique, joue et se regarde avec la fraîcheur de jeunes fiancés.
Après l'ivresse des premiers jours, le groupe débarrasse, en cette fin de séjour, ses chansons de tous leurs gadgets et effets : comme si, après avoir utilisé au maximum les pistes de l'ordinateur, les possibilités de la salle et des jouets à disposition, l'heure était au dégraissage. A chaque écoute, chacun traque le superflu : une grande chasse au gaspi où les chansons gagnent en fluidité ce qu'elles perdent en démonstration. "Les effets pour les effets, c'est jouissif sur l'instant, mais ça ne résiste pas au temps", confirme Mathias. "La joie c'est de trouver l'effet précis qui, à un moment donné, apporte de la magie à la chanson. Au cours des semaines vécues ici, chaque chanson est passée par des dizaines de versions diamétralement opposées." Les chansons ont beau être à leur stade le plus brut, elles affichent déjà une personnalité et un culot sidérants. Le groupe les affinera ensuite à la fin de l'hiver à Tourzel, Auvergne, puis en studio. On aura le temps d'y revenir : le cinquième album ne sortira qu'après l'été.
On quittera, à regret, Dionysos, la famille Raynaud et Meknès sur un drame : alors que le groupe s'évertue à simplifier encore et toujours une version du formidable Monster in Love, le ukulélé de Mathias se révolte. Bois fendu, sur plusieurs centimètres : le joli riff à la Jonathan Richman devra attendre le retour de l'instrument chez son luthier parisien. Verdict : le ukulélé a dû se faire écraser par un snowboard. Vous en connaissez beaucoup, vous, des ukulélés qui se font écraser par des snowboards à dos de chameau dans les dunes de Merzouga? Maroc'n'roll, en effet.

Par JD Beauvallet

1. Dionysos devrait finalement enregistrer son nouvel album en Islande, avec John Parrish à la production et Valgeir Sigurosson (Mùm, Björk, Sigur Ros) aux programmations.