Les Inrockuptibles - n°378 - Mars 2003

DIONYSIAQUE

Sur la lancée de leur tube Song for Jedi, les trublions de Dionysos retrouvent leur lieu de prédilection : la scène. Mais en acoustique cette fois, sans cette électricité turbulente et voltigeuse qui fait du groupe de Mathias Malzieu l'une des plus excitantes raisons d'écouter du rock français. Nouveau défi, nouveau pari pour ce groupe abonné au danger.

Mathias Malzieu, chanteur et pois sauteur de Dionysos, n'est qu'un menteur. Sur le voltigeur Coccinelle, un des hymnes de son groupe, on peut ainsi l'entendre vociférer : " Je ne sais pas conduire, pas même un cerf-volant "… Il se déplace pourtant, flâneur rêveur, en quatre roues motrices, dans les ruelles piétonnes de Toulouse, nouvelle étape après Valence, puis Paris. Quatre roues motrices, suivant l'état de la cheville : Mathias ne se déplace qu'en skate-board, en longboard plus précisément - la planche des paresseux militants, grande classe. Ceux qui l'ont vu slalomer du côté de la place Wilson confirment : à la ville comme à la scène, Mathias Malzieu est un danger public.
Danger. Public. Les deux mots vont très bien à Mathias, qui a régulièrement payé de son corps, affronté des dangers absurdes (escalader des montagnes de haut-parleurs, plonger dans la foule exaltée) pour communier avec le public. Danger. Public. C'est en public que, dès la semaine prochaine, Dionysos affrontera son prochain danger, son nouveau défi : une tournée acoustique particulièrement culottée de la part d'un groupe réputé pour son électricité débraillée et son énergie généreuse. " Dionysos ? Le meilleur groupe que nous ayons vu sur scène depuis des années. " Le compliment vient d'Angleterre, éloge suffisamment rare pour être signalé. Les garçons d'Archive, qui on eu le malheur de partager la même affiche d'un festival d'été, sont revenus de France estomaqués par l'énergie, l'élégance, la malice et l'impertinence du groupe.
L'impertinence… La première fois que l'on a entendu Dionysos, avec le mini-album The Sun Is Blue Like The Eggs In The Winter en 98, c'était justement à l'occasion d'une reprise de Fais pas ci… de Dutronc. On ignorait alors à quel point cet hymne à l'indiscipline et aux sensations représentait pour le groupe et son leader Mathias Malzieu une déclaration de foi, sur laquelle Dionysos allait bâtir sa carrière : turbulente, sauvage, et tendre comme l'enfance.

Entretien > Mathias Malzieu - Nous avons commencé il y a dix ans, avec les amplis posés sur les chaises…Pendant cinq ans, nous ne sommes pas sortis de notre local de répétition. Chaque samedi était consacré à nos répétitions… On en ressortait vidés. C'était le prix à payer pour alimenter les rêves. Nous formons une tribu, une famille bizarre, nous traversons ensemble les doutes, l'euphorie, la mélancolie, les frustrations. Il faut vraiment s'aimer pour mélanger tout ça dans la carlingue d'un petit camion jaune.

Chaque concert est une performance : est-ce raisonnable ?
C'est un tel privilège de pouvoir, chaque soir, ressentir de telles poussées d'adrénaline que je ne peux pas me permettre de prendre les concerts à la légère. Avant les concerts, nous nous concentrons d'ailleurs avec des rites précis : il faut qu'à chaque fois, nous montions sur scène avec l'impression que ça peut être la dernière. Ou la première. C'est le seul moyen de protéger cette magie. On ne peut pas commander, simuler, " routiniser " des sensations aussi puissantes. Il faut donc beaucoup donner de soi, se transcender.

Es-tu parfois allé trop loin ?
A chaque concert. Quand nous jouons en salle, je frise l'asphyxie : l'impression qu'un dragon pousse dans mes poumons et que je vais vomir du feu. J'ai failli casser ma voix l'été dernier, je dois donc maintenant la chauffer, la préparer. Ma prof de chant m'a alors dit : " Le stress que tu ressens est un poison. Mais tu es a besoin. " Trop de ce poison aurait fini par me détruire ; trop peu, et j'aurais connu la peur, l'incapacité de monter sur scène. Quand je laisse le poison diriger, je me fais mal : comme la fois où je me suis détruit la cheville et les ligaments après avoir sauté d'une balustrade vers la scène…

Vous payiez déjà autant de vos personnes quand jouiez devant quarante personnes ?
Dès les premières répétitions, dans notre local de Valence, nous étions à fond : c'était notre manière d'exprimer cette énergie, cette jubilation. Mais il y a toujours eu, dans cette furia punk-rock, des moments plus calmes. C'est pourquoi, ce mois-ci, nous prenons le risque de tourner en acoustique dans des salles où le public sera assis… Je suis aussi excité ç l'idée de chanté accompagné d'un demie-glockenspiel et d'une guitare sèche que par un groupe saturé, chaotique. J'ai un besoin viscéral des deux. Chez nous, les deux facettes se sont accentuées au fil des ans. Je me souviens, en pleine période où je n'écoutais que Sonic Youth et Pixies, avoir acheté une vidéo de Jacques Brel pour le Noël de mon père… J'ai pris une claque : " Ce type est aussi dangereux que Sonic Youth ! "

Avez-vous privilégié la scène au détriment des disques ?
Sur le dernier album, Western sous la neige, nous voulions que le groupe des disques soit exactement le même que celui de la scène. C'est pourquoi nous l'avons fait produire à Chicago par Steve Albini, car nous savions qu'il allait respecter ce côté " live " : dix-huit morceaux enregistrés et produits en quinze jours… Nos premiers disques avaient été faits comme ça : à l'arrache, avec deux bouts de ficelle, on adore cette sensation. Sur notre premier album pour une major, Haïku, nous avions découvert les grands studios, cette possibilité de tout séparer, nettoyer, échantillonner. Deux semaines après sa sortie, on savait déjà que c'était une fausse route. On vient trop de la matière : on a besoin d'être ensemble pour qu'il se passe un truc.

La musique ne s'envisage donc jamais pour toi en solo ?
Jamais. J'ai toujours détesté ces musiciens qui pleurnichent : " Ouais, je joue cette musique avec le groupe, mais j'ai chez moi des chansons folk que je garde pour mon projet solo. " Même si c'est dur, parfois, de tout donner au groupe, de se mettre à nu, je veux tout partager. J'écris tous les textes, toutes les compos et pourtant, Dionysos est un vrai groupe : un morceau folk composé en 4-pistes chez moi peut totalement dévier, sortir de son lit. Et le résultat est alors beaucoup plus excitant. La fois où je me suis pointé en répétition avec Ciel en sauce, mon premier morceau en français, j'étais mort de trouille, de gêne. Brel et Dominique A avaient alors travaillé Sonic Youth dans ma tête et pourtant j'étais incapable de défendre ça seul. J'adore ces moments où le groupe s'approprie mes idées.

Vous avez énormément donné, sacrifié pour Dionysos. Qu'est-ce qui vous a donné cette foi au départ ?
On ne connaissait rien : on ne savait pas ce qu'était un studio, une tournée, une maison de disques, une maquette… Notre seule certitude, c'était que nous aimions les Pixies, Noir Désir, Nirvana. Je revenais de vacances au pays de Galles où j'avais entendu plein de nouveaux groupes. J'étais en fac de cinéma et je découvrais Jarmusch, des auteurs comme Fante… Tout ça se mélangeait dans ma tête. Tous en même temps, nous avons été entraînés par ces hasards, cette effervescence. Nous sommes devenus boulimiques de rêves.

A quel moment avez-vous senti que vous avanciez dans le bon sens ?
Je me souviens tenir l'album One Foot in the Grave de Beck et me dire : " Putain, ça existe, nous en sommes pas seuls ! " C'était vraiment rassurant. J'ai alors cherché des filiations et j'ai trouvé d'autres artistes-artisans, qui fabriquaient des trucs eux-mêmes, en eux-mêmes : Daniel Johnston, Lou Barlow… Et puis je tombais au même moment sur l'art brut, sur la Nouvelle Vague : ce côté débrouille, sans fard, m'a immédiatement séduit, je voulais en faire partie - même si j'en ai vite vu parfois les limites et le snobisme. Il y a aussi eu un événement fondamental dans la vie du groupe : le jour où Eric, notre batteur, a reçu un 4-pistes pour Noël. Au lieu de mettre juste un micro au milieu, on pouvait enregistrer séparément puis équilibrer les instruments. Ce jour-là, il s'est vraiment passé un truc. On s'est mis à rajouter du glockenspiel, du mélodica, à jouer de la basse avec un archet de violon et pour la première fois, on tenait un enregistrement de Dionysos qui nous plaisait. Notre seule maquette jusque-là avait été enregistrée dans un studio de Montpellier, chez un affreux qui ressemblait à un mélange de groupe Toto et de Laurent Fignon (rires)… Il nous avait fait un son variété-heavy-métal. A partir de là, nous avons commencé à tout faire nous-mêmes : à fabriquer nos effets sonores avec de vieux téléphones, à bricoler nos clips en super-8…

Quand as-tu commencé à écrire ?
J'écrivais des nouvelles bien avant les chansons. Même si je ne suis pas très grand, j'ai eu des problèmes de croissance et j'ai du arrêter le sport : les Pixies ont alors remplacé le tennis, les filles, le foot… C'est à ce moment-là que j'ai commencé à remplir des petits carnets d'observations, d'idées… J'écrivais, sans arrêt, sans me poser la question de savoir si c'était pour un roman ou une chanson, en anglais ou en français. J'ai retrouvé ces carnets : c'est d'un romantisme ado ridicule. Mais à l'époque, ça me faisait du bien, j'avais besoin d'un truc qui me fasse rêver.

Vous sentiez-vous à l'étroit à Valence ?
Il n'y a jamais au de plaisir à être marginal : on l'était malgré nous, de par ce que nous écoutions ou lisions. On n'avait pas les mêmes rêves… Mon problème, ce n'était pas tant Valence que la discipline à l'école, où je ne tenais pas en place. Une vengeance sur une prof d'anglais m'a même valu le conseil de discipline en 5è… Je n'ai commencé à me régaler en classe qu'en seconde, grâce aux cours de français de M. Gaillard. J'ai conservé ça, ce mélange violent de passions de et rejets. Et quand je suis passionné, je veux absolument faire partager ça. J'étais frénétique : il était écrit que je deviendrais musicien, écrivain, réalisateur… Mes parents ne comprenaient pas où je voulais en venir et ils flippaient. Et petit à petit, ils ont commencé à s'approprier l'univers… Aujourd'hui, on s'échange les bouquins de Fante, j'achète des disques de Johnny Cash ou Nick Cave à mon père, il s'est remis à la peinture, ma mère à l'écriture…

Tu as toujours été aussi habité ?
Avant la musique, je vivais les mêmes sensations fortes en jouant au foot ou en tombant amoureux d'une fille dans la cour de l'école. Au tennis, j'étais trop émotif, je piquais des crises de nerfs quand on me volait un point. Par protection, je me suis très tôt réfugié dans le rêve éveillé… C'est même devenu un système de défense, presque mécanique. J'ai toujours été inadapté, c'est pour ça que le groupe compte tant : personne n'a essayé de me formater… Ce groupe, c'est une manière de continuer, sans me faire engueuler, d'être turbulent - que ce soit donner des concerts, escalader des grues la nuit ou faire du saut à l'élastique. Ce n'est pas un truc qui m'est tombé dessus à 18 ans, comme une crise d'acné. Aujourd'hui encore, je suis à fond, sur tout : ce que je suis sur scène, je le suis en privé. Quand je pars en vacances, c'est avec mon skate et ma planche de surf, pas une chaise longue. J'ai besoin de me prendre des claques, de décharges électriques. C'est une addiction…

Dans ton livre, le thème de l'enfance, de l'innocence, est très présent. Peut-on être nostalgique si jeune ?
Beaucoup d'enfants sont cons, il n'y a pas de nostalgie, d'idéalisation de l'enfance. Mais j'aime me souvenir de cette liberté brute - à la fois drôle et cruelle - que l'on ressentait avant d'être marqués socialement. Je regarde les gens dans la rue et je me dis : " Qu'est-ce qui s'est passé ? A quel moment a-t-elle décidé de mettre des chaussures de vieille ? " Je cherche à protéger la magie, à fonctionner avec du spontané, de l'instinct. Ce n'est jamais régressif : je ne vais pas regarder Casimir toute la journée. Quand je chante sur Goldorak, c'est un Goldorak érotique qui, à la fin, se fait écraser par une voiture. Je ne peux pas être nostalgique de mon enfance : on s'est trop moqué de moi en raison de ma taille et de mes cheveux roux.

Tu souffres toujours de la discipline ?
La discipline, c'est ce que j'essaie de combattre en jouant dans un groupe : protéger ma bulle, belle et accueillante. J'ai toujours haï, dans la discipline, cette interdiction du ludique, du droit à la différence. Je déteste les regards désapprobateurs qu'on me jette quand je me balade en skate. Je me souviens m'être engueulé avec un entraîneur, au foot, qui nous interdisait de dribbler : ces atteintes me révoltent, parfois de manière caricaturale. C'est pour ça qu'il y a tant de dérision chez Dionysos : je suis tellement excessif que je suis ridicule.

Par JD Beauvallet