Le Monde - n°18859 - 11 Septembre 2005


Les enfants de l'Amérique et de Noir Désir

"Dionysos doit beaucoup à Louise Attaque." Ne pas chercher là un épisode méconnu de la mythologie grecque, mais un témoignage d'amitié entre deux formations majeures de la scène rock française. "Avant que nous publiions notre premier album , précise Mathias Malzieu, chanteur explosif de Dionysos, les Louise, alors en pleine ascension, nous ont invités à faire plusieurs de leurs premières parties."

Quelques années après, les deux bandes de copains sortent quasi simultanément leur troisième album : A plus tard crocodile pour les Parisiens de Louise Attaque, Monsters in Love pour Dionysos, dont les
musiciens sont originaires de Valence, dans la Drôme. Deux réussites démontrant autant la singularité des deux formations que leurs racines communes.

A l'occasion d'un de leurs premiers concerts sur la même affiche, les deux combos s'étaient une fois retrouvés ensemble sur scène pour interpréter Le Fleuve, une chanson de Noir Désir. Pas un hasard. Pour une génération d'artistes français, le groupe de Bertrand Cantat a eu une influence décisive. A l'aube des années 1990, "Noir Déz" convainquait en effet qu'on pouvait cumuler l'ambition poétique de la chanson française et la fureur électrique née d'une culture rock anglo-saxonne.

"Si, à cause de notre instrumentation acoustique, les gens avaient parfois tendance à nous classer dans la chanson néoréaliste ou dans le rock festif , explique Gaëtan Roussel, chanteur et guitariste de Louise Attaque, nous préférions qu'on nous compare à Noir Désir qu'aux Têtes raides. Même avec une guitare sèche, il s'agissait d'avoir un gros son, inspiré de ce folk-blues punk américain qui avait aussi marqué Noir Désir."

"A nos débuts , renchérit Mathias Malzieu, nous discutions avec Gaëtan de nos goûts communs pour Nick Cave, le Gun Club, Tom Waits, Clash, Brel et bien sûr Noir Désir, qui avait déjà réuni ces influences. Leur façon d'assumer leur passion rock et leurs racines françaises a décomplexé le rock d'ici, comme l'a fait, au même moment, le mouvement alternatif avec des groupes comme Mano Negra." Une influence qui allait au-delà d'une esthétique. "Noir Déz nous a aussi fait prendre conscience, précise
Arnaud Samuel, le violoniste de Louise Attaque, que l'intransigeance ne devait pas s'arrêter à la musique mais concernait aussi la façon de la vendre et de communiquer."

ÉNERGIE MILITANTE

Malgré l'attention pointilleuse portée à leur indépendance et un ancrage marqué à gauche, ni Louise Attaque ni Dionysos n'ont repris à leur compte l'énergie militante de leurs aînés. "Même si des groupes comme Zebda, Noir Désir ou Les Têtes raides ont réussi à être à la fois musiciens et militants, justifie Mathias Malzieu, j'ai super peur de la démagogie et du politiquement correct. Nous avons donné des concerts anti-FN, mais j'évite le prêche. Certaines chansons comme Don Diego 2000 ou Monsters in Love sont indirectement politiques, elles parlent du droit à la différence. Dans Le Retour de Bloody Betty, le personnage de Betty Boop revient planter un bretzel dans la gorge de George W. Bush."

Les Etats-Unis et leurs contradictions fascinent les deux groupes. Le chanteur de Dionysos est pétri de culture américaine : littérature (John Fante, Richard Brautigan), cinéma (Jim Jarmusch, Tim Burton) et rock indépendant (le groupe reprend dans Monsters in Love, une chanson, I Did Acid with Caroline, du songwriter zinzin Daniel Johnston). Mathias Malzieu (qui écrivit aussi un hymne au tennisman John McEnroe) affirme : "J'adore l'Amérique autant qu'elle me débecte. Viscéralement, les choses qu'on admire comptent autant que celles que l'on déteste."

Le folk punk rêche des Américains de Violent Femmes avait influencé Louise Attaque au point d'inspirer le nom du groupe et d'engager le chanteur de ce trio de Milwaukee (Wisconsin), Gordon Gano, comme
producteur de ses deux premiers albums (Louise Attaque et Comme on a dit).

Cette fois, l'essentiel de l'enregistrement de A plus tard crocodile a été effectué au studio Electric Ladyland de New York, sous la houlette d'un autre Américain, Mark Plati. "Le pluriculturalisme et la tendance anti-Bush des New-Yorkais nous correspondaient bien", explique Gaëtan Roussel.

Dans quelques jours, Louise Attaque et Dionysos reprennent chacun la route. Dès leurs débuts, la scène a été un moyen privilégié d'expression. Quand, à la fin des années 1990, Louise Attaque commence à tâter des concerts, le rap, les musiques électroniques et les disques formatés des "boys band" dominent les classements des ventes. Les prestations à la fois tendues et fédératrices du groupe lanceront un bouche-à-oreille qui transformera la carrière du premier album en lame de fond (2,5 millions de disques vendus de 1997 à 1999).

"NE RIEN NOUS INTERDIRE"

Si, jusque-là, les productions discographiques des Parisiens s'attachaient à reproduire le dépouillement acoustique de leurs concerts, A plus tard crocodile tire profit des expériences accumulées en mettant pendant quatre ans Louise Attaque entre parenthèses. A Tarmac, projet plus pop de Gaëtan Roussel et Arnaud Samuel, répondait le collectif néo-dub Ali Dragon, lancé par le batteur Alexandre Margraff et
le bassiste Robin Feix. Un goût nouveau du groove, de l'électricité et des machines enrichit en conséquence leur nouvel album commun. "Nous avons désormais choisi de ne rien nous interdire", synthétise Alexandre Margraff.

Rapidement, Dionysos a acquis la réputation non usurpée de "meilleur groupe de scène français", grâce à des concerts jubilatoires que le chanteur zébulon du quintet (avec la violoniste Elizabeth Ferrer, le bassiste Guillaume Garidel, le guitariste Michael Ponton et le batteur Eric Serra-Tosio) résume par la formule "au minimum, donner le maximum". Si la galerie macabre et ludique de Monsters in Love fourmille d'une fantaisie instrumentale conviant, entre autres, scie musicale, mellotron, glockenspiel, tuba et ukulélé, son parti pris sonore reste celui d'une âpreté live. Produit par l'Anglais John Parish, souvent aux
manettes des disques de PJ Harvey, il met en valeur, selon Mathias Malzieu, "une musique du ventre qui irradie les jambes et la tête".

Deux albums différents donc, pour deux groupes au destin et aux références souvent mêlés. Parfois jusqu'à l'inattendu. Il y a quelques jours, un des premiers tubes de Louise Attaque, J't'emmène au vent, était repris sur TF1 par deux candidats de la cinquième édition de la Star Academy. Cet été, le chanteur de Dionysos a produit le nouvel album de la "staracadémicienne" défroquée Olivia Ruiz.

Stéphane Davet