Rock & Folk - n°436 - Décembre 2003


" Rester sur le fil du rasoir "

Fans d'Iggy Pop, les Dionysos affichent ouvertement leur parti pris rock avec un live qui restitue les échos d'une tournée sur les chapeaux de roue.

En onze ans, le groupe bricolo de Valence est devenu l'une de nos plus sûres valeurs nationales. La dernière tournée qui a écumé l'Hexagone, de l'Olympia à tous les gros festivals, en est la preuve évidente. D'autant que le groupe est port par une excellente réputation scénique et que Mathias, chanteur et figure de proue, constitue désormais l'un de nos meilleurs performers, avec son bagout communicatif, son jeu de scène impeccablement athlétique, et des hauts faits qui auraient de quoi rendre jaloux Didier Wampas : sauts en tout genre, traversées de salles à bout de bras, escalades de balcons… et chutes plus ou moins graves. Moins expérimentaux et délirants qu'auparavant, les Dionysos ont affirmé une option furieusement rock dont témoigne le DVD (tourné à la Laiterie de Strasbourg) et le live électrique, constitué des meilleurs moments enregistrés tout au long de la tournée. Mais, tout comme ils ne pouvaient résister à l'envie de clore leurs spectacles par des rappels souvent intimistes - quitte à rompre la frénésie ambiante - ils s'étaient offert au milieu de ces ébats une mini-tournée acoustique et la restituent par un second live qui sort parallèlement au premier. Comme un double bilan en attendant de nouvelles aventures…

Iggy Pop en vrai

Rock&Folk: Cette tournée a fait le plein partout : surfez-vous sur une notoriété grandissante ?
Mathias : Le rapport au public a changé : beaucoup ne viennent plus nous voir par curiosité, ou seulement pour aller à un concert de rock, ils se déplacent en connaissance de cause. On a donc l'impression qu'ils se sont appropriés notre univers, ce qui permet d'aller plus loin en concert dans l'improvisation ou l'événementiel, même si on aime toujours aller chercher les gens qui ne nous connaissent pas. On sent, selon les réactions, si on se situe davantage dans la découverte ou la confirmation. Cette notoriété pourrait engendrer un pilotage automatique car le public est plus porteur et on bénéficie d'un acquis, mais on la conçoit comme un piège dont il faut se méfier pour continuer à faire des choses excitantes : il ne s'agit pas de bouder son plaisir au moment de monter sur scène et qu'on sent une tension parce qu'on est attendu mais, au lieu de ralentir, il faut profiter de cette adrénaline pour aller encore plus loin.

R&F : Votre public évolue-t-il ?
Mathias : On a toujours une minorité de fans hardcore de la première heure qui n'hésitent pas à nous suivre sur une dizaine de concerts, ceux qui nous connaissent depuis quelques années et puis tous ceux qui nous ont découvert avec le dernier album, mais il est très difficile de les distinguer les uns des autres. On accueille vraiment de tout. Quand on discute après les concerts, on s'aperçoit que certains sont pile dans notre culture musicale, de Tom Waits à Björk en passant par Leonard Cohen ou les Beastie Boys, mais d'autres écoutent principalement de la chanson française ou de la musique électronique. De la même manière, on s'adresse aussi bien à des étudiants qu'à de jeunes lycéens de quinze ans.

R&F : Pourquoi ne pas avoir enregistré un seul concert ?
Mathias :
Entre le début et la fin d'une tournée, les morceau changent. On a des bases et des repères, car on n'est pas un groupe de free-jazz, mais on évolue dans l'interprétation et dans l'intention. Chaque jour, des tendances s'affirment. On voulait enregistrer différents concerts pour prendre la température d'une évolution. On a capté les huit concerts acoustiques et huit des concerts électriques, plutôt vers la fin de la tournée, juste avant les festivals. D'une prise à l'autre, on peut se retrouver avec des changements de détails ou des versions radicalement différentes. Ces modifications des morceaux nous ont toujours excités : des fois elles sont conscientes et on les répète, des fois tout bouge petit à petit su scène sans qu'on l'ait prémédité.

R&F : Vous avez constitué l'attraction de bien des festivals : est-ce plus excitant qu'un simple concert ?
Mathias :
Dans les festivals, la limitation dans le temps peut être frustrante, mais elle est compensée par une grosse décharge d'adrénaline car il y a énormément de monde. De plus, on partage l'affiche avec des artistes qui nous impressionnent, comme quand on se retrouve à ouvrir pour Iggy Pop ou Cure. Il y a également un côté boulimique : il faut donc savoir s'arrêter, laisser reposer, et redescendre vers des concerts plus intime car ton métabolisme s'habitue à un certain rythme.

R&F : Le meilleur souvenir de festival ?
Mathias :
Notre concert avec Iggy Pop au Théâtre antique de Vienne. L'acoustique est fabuleuse, on a l'impression d'avoir les gens dans la gueule à cause de la pente des gradins, on rencontre une qualité d'écoute très forte, on peut jouer sur des détails, et pas seulement sur l'énergie. Et puis se retrouver avec Iggy Pop ! Rien que d'arriver et de voir son nom et le nôtre écrits côte à côte sur la porte des loges… Il est venu nous voir à la fin du concert : " Les gars, vous m'avez mis la pression ! " On était super impressionnés, c'était Iggy Pop en vrai, et ça fait bizarre qu'il nous ait vus. Heureusement que moi je ne l'avais pas aperçu quand il est monté sur un bord de scène pour la fin du concert, j'aurais été complètement destabilisé… Alors il est venu me voir et il m'a dit : " Toi, François Truffaut with a rock and roll band ! " Et il m'a dédicacé un exemplaire du premier album des Stooges. J'étais ému, on a pris une photo avec lui, j'avais l'impression d'être en dehors du temps parce qu'il fait parti de ceux qui m'ont passionné et donné envie de jouer. Je l'ai découvert à dix-huit ans, aux débuts du groupe, il reste parmi nos influences fortes, surtout pour son époque Stooges… Mais j'aime tout sur lui : " Lust For Life ", " American Caesar ", la musique d' " Arizona Dream ", personnage, le côté crooner… L'idée qu'il ait vu notre concert et qu'il ait plutôt apprécié était très émouvante. Son show a donc pris une dimension particulière à mes yeux, d'autant que je ne l'avais jamais vu sur scène. Je me suis changé à l'arrache pour ne rien rater. Je transpirai encore, je n'avais pas ôté mes chaussures, et j'ai basculé instantanément dans la peau d'un spectateur. J'avais peur d'être déçu par rapport à la légende, amis je me suis régalé, j'ai été bluffé.

Pas un film chiadé mais un document caméra au poing

R&F : Etes-vous sensible à ce retour rock à travers toute la nouvelle vague de groupes ?
Mathias :
J'ai beaucoup aimé les White Stripes en concert, j'ai le disque des Strokes, celui des Hives… Ce revival est plutôt frais, agréable, et je trouve les White Stripes plus originaux et variés, alors que les Strokes font toujours la même chanson. On retrouve leurs influences, on sent de qui ils s'inspirent, mais peu importe, je ressens un vrai plaisir à l'écoute. J'ai un problème avec les films, les livres ou les disques, dès que je sens qu'ils sont intellectualisés : quand el cérébral passe avant la matière , le résultat commence à m'énerver. Ça ne veut pas dire que je n'apprécie que le punk rock : j'aime l'idée de mise en esthétique du son, j'aime que les gens cherchent, sinon je me contenterais d'écouter du punk rock toute la journée. Mais il me faut sentir de la matière brute, instinctive, il me faut rester sur le fil du rasoir. Et c'est un positionnement, un désir de danger, qui se retrouve aussi bien dans le texte et la musique que dans la façon d'aborder la scène.

R&F : Pourquoi ne pas avoir sorti un double album, comme vous l'envisagiez l'an dernier ?
Mathias :
On a changé d'avis quand on s'est rendu compte du prix auquel serait vendu le double. Et concevoir deux disques distincts nous ouvrait davantage de possibilités graphiques et créatives. On gagnait une plus grande liberté en travaillant sur deux objets différents qui entretiennent pourtant entre eux de multiples liens, puisqu'ils ont été conçus à la même époque et qu'ils contiennent dix titres communs. Leur intérêt vient de leur côté document pris sur le vif : on est déjà dans cet esprit-là quand on enregistre en studio, mais cette tendance est exacerbée par les conditions du live. On a tenu à conserver cette dimension avec le DVD : pas un film chiadé, mais un document filmé caméra au point.

R&F : Pourquoi la sélection et le mixage vous ont-ils demandé plus de six mois ?
Mathias :
Nous n'avions jamais enregistré de concerts, nous avons donc vécu un véritable rite de passage avec ces écoutes méticuleuses. Et la perspective était différente des enregistrements studio : un album normal est tourné vers le futur, là nous avons vécu un retour en arrière, avec l'impression de nous transformer en spéléologues. On en ressort avec des tas d'envies et d'idées, mais une pause de quelques mois permettra de laisser reposer pour pouvoir revenir avec une fraîcheur physique et émotionnelle.

Recueilli par H.M.