Rolling Stone - n°7 - Avril 2003


La semaine des cinq Jedi

Dans l'élan du joli succès de Western sous la neige et le temps d'une tournée mémorable, c'est sur des pistes acoustiques que Dionysos a décidé de lancer ses longboards. A toute vitesse, entre adrénaline, karting et… theremin.

La scène est étrange, fascinante, presque surréaliste. A l'intérieur d'une pièce et de longboards, quatre hommes en costumes sombres font silencieusement les cent pas. Avec eux, une jeune fille en couettes, vêtue d'une robe de soirée noire, traverse elle aussi l'espace, de long en large. On les croirait sortis d'un film noir des années 50, arrachés aux ombres de Chicago pour atterrir sous les néons crus de la loge d'un théâtre vichyssois. Parfois, l'un d'entre eux interrompt son énigmatique ballet pour s'asseoir et laisser échapper un soupir lourd, un sourire mal assuré. Dans quelques minutes, Dionysos monte sur scène, septième étape de sa tournée acoustique. La concentration est à son comble. D'autant lus que l'après-midi n'a pas été des plus sereines.

ATTENTION FRAGILE
Peu de temps avant la balance, le groupe a en effet appris que la date prévue le surlendemain à Avignon était annulée : à cause d'un malentendu entre le promoteur du concert et le théâtre loué pour l'occasion, ce dernier vient de se rendre compte qu'il ne peut fournir le matériel nécessaire. Car si c'est bien d'une tournée acoustique qu'i s'agit, Dionysos ne se contente pas de débouler sur scène uniquement accompagné de ses guitares sèches ; un minimum technique s'impose pour faire résonner ses titres. Qu'à cela ne tienne, le groupe ne s'avoue pas vaincu : tout d'abord, penser au public. Dionysos a peu joué dans le Sud, et certains vont faire des kilomètres pour venir les voir. Les cinq envisagent toutes le possibilités : finalement, ils sont prêts à renoncer à leur cachet pour fournir eux-mêmes le nécessaire. impossible de faire plus : ils auront leur réponse demain.
Déçus, ils se sentent coupés dans leur élan : ces vacances forcées ne les enchantent pas vraiment, eux qui s'étaient mentalement préparés à enchaîner les dates, et surtout, à se faire plaisir. Depuis le début de cette tournée un peu particulière, Dionysos jubile. Une date annulée, c'est une dose de bonheur en moins.
Pourtant, cette tournée acoustique était un défi. Dionysos a eu envie de se montrer sous un jour moins sonore, dans de petites salles où l'on pourrait les écouter assis. " Le but du jeu, c'était vraiment de se remettre en question, explique Mathias, son inénarrable chanteur. Tenter de faire passer l'énergie d'une manière différente, avec d'autres instruments et d'autres arrangements, et de voir ce qui allait se passer. Par cette configuration-là, on avait envie de permettre à tout le monde d'avoir une vraie écoute. Et on savait pas trop ce que ça allait donner ! "
Aujourd'hui, le résultat dépasse leurs espérances : " On s'est rendu compte dès les premiers concerts que l'écoute est très différente quand les gens sont assis. Il y a un côté vraiment " funambulesque " (sic) : on ne joue aucun morceau en version album, donc il n'y a pas LE single ou les trucs de gros son, tout ce qui donne un repère, à la fois pour toi, au niveau de l'énergie, et pour le public. C'est hyper fragile, demande énormément dans l'interprétation, et le groupe doit être soudé pour que ça tienne, que ça existe vraiment. Mais c'est super excitant, on apprend plein de choses, et je pense que ça devrait aussi nous servir quand on va repasser en électrique. "
En attendant, l'excitation est recouverte d'une épaisse couche de trac. Pour le surmonter, à chacun son rituel. Mathias vocalise, s'isole pour sculpter sa tignasse rousse avec des paquets de cire. Comme un sportif, Rico reproduit silencieusement les mouvements qu'il accomplira devant sa batterie. Mike, le guitariste, se concentre sur ses premiers gestes, et Guillaume, le bassiste, sur le premier morceau. Tous cherchent à rentrer progressivement dans l'état d'esprit idéal pour arriver fin prêts sur scène. En effet, la mise en condition aura duré quelques heures, du dîner jusqu'aux dernières minutes précédant le concert. Mais elle aura été efficace.

SONS ET LUMIERE
Dans une pénombre étudiée, le public vichyssois commence par écouter religieusement les deux premiers titres. Puis l'ambiance s'échauffe, à la faveur d'un Mathias mi-comédien, mi-crooner survolté. Le clou du spectacle a lieu quand il saute sur un ampli pour atteindre le balcon du théâtre. Il en fera le tour cramponné à la balustrade, tout en continuant à chanter sous l'œil quelque peu inquiet de ses camarades (Mathias s'est déjà cassé la jambe sur scène après un saut un peu trop périlleux.) Un concert de Dionysos frise le happening. D'habitude, il est ponctué par trois courts-métrages montés par le groupe : des extraits de leurs films cultes (Virgin Suicides, ED Wood, The Kid), de matchs de foot et de penaltys marqués par les Dionysos encore enfants.
Mais ce soir, le projecteur déclare forfait. Mathias se voit obligé de raconter la fin du film, ce qui est peut-être même plus drôle que les images elles-mêmes. Question son, le résultat est singulier. Les clochettes et le theremin (sorte d'instrument bizarre au son de soucoupe volante) sont au rendez-vous. " Song For Jedi ", "Longboard Blues", "Surfin Frog" jouées au violoncelle, à la contrebasse ou au banjo prennent une couleur véritablement différente, parfois plus dramatique. Sans jamais aucune baisse de régime : " Certains morceaux acoustiques sont aussi intenses que les électriques dans l'intention un peu nerveuse, un peu rock. On prend juste un autre chemin. ", estime Babeth, menue et presque enfantine, mais impressionnante lorsqu'il s'agit d'insuffler une véritable énergie rock avec son violon. " Au niveau de l'interprétation, j'ai l'impression qu'en acoustique, on va plus loin, avoue-t-elle. Les sensations sont dix fois plus fortes. Parfois, il m'est arrivé d'avoir une toute petite larme à la fin d'un morceau, ce qui ne m'était jamais arrivé en électrique où j'ai plutôt des sensations d'euphorie. "

GARAGE DAYS REVISITED…
Le concept de tournée acoustique n'empêche pas Dionysos de faire du bruit quand il le faut. Et le public, même s'il a du mal à rester assis, réagit idéalement à cette nouvelle mouture. Pendant deux heures, il aura grogné, sifflé, miaulé, chuchoté au gré des fantaisies du groupe. Jusqu'ici, tous ces concerts " débranchés " ont fait salle comble. Dionysos, lui aussi, se laisse surprendre. " Le rapport au public est très différent, explique Mathias. Il ne renvoie pas une énergie corporelle et directe comme c'est le cas quand il saute dans tous les sens et ue ça te donne un moteur en plus. Là, ça ne marche que sur l'écoute, et c'est ultra-fragile. Par contre, ça permet des choses très délicates, hyper agréables, et qui permettent aussi énormément d'improvisation. "
La nuit sera courte : Dionysos ne s'économise pas non plus pour ce qui est de l'après-concert. Au matin, la mauvaise nouvelle se confirme : pas de concert à Avignon. Mais dans le van jaune canari, l'ambiance reste sereine. Fini les débuts euphoriques où chaque trajet était une occasion de plus de se défouler ; avec le temps, Dionysos a pris conscience de l'importance du repos, même si celui-ci semble réduit au minimum vital. Durant le trajet, un Tribute To Lee Hazlewood et les deniers Johnny Cash et Nick Cave accompagnent les rêves qui pourraient surgir au détour d'un somme. Puisque cette journée off est l'occasion de rentrer chez lui à Valence. Dionysos nous propose un pèlerinage sur les lieux des débuts de son histoire. Dans le garage de Mike, où le groupe a répété la tournée acoustique à raison de dix heures par jour, un vieux clavier orné des premiers stickers du groupe achève tranquillement ses jours. On retrouvera d'autres vestiges de l'enfance de Dionysos, dans le garage des parents de Mathias. A côté d'un mur transformé en fresque à la gloire des idoles du tennis des années 80, ce dernier a placé l'une des premières affiches du groupe, annonçant le premier album, Happening Songs. Elle surmonte une photo du quintette prise lors de le sortie de Western sous la neige.
La pensée du chemin parcouru laisse une impression vaguement vertigineuse, comme lorsque celui qu'on a vu déchaîner 500 personnes la veille contemple, attendri, ses toutes premières chaussures de foot. Ce garage, c'est " le point de ralliement ", là où tout a commencé. Mike se souvient de ces nuits où il fallait surcharger la voiture avant de partir pour un concert à l'autre bout du pays. Enfin, rapide passage par les " Locaux Rock " mis à disposition des groupes par la ville pour une somme modique. C'est ici que Dionysos répétait lors des trois premières années de son existence, alors que Babeth ne faisait pas encore partie de l'aventure. Ce n'est pas sans émotion que les garçons retrouvent les salles de répét' qui, à l'époque, leur paraissaient bien plus grandes : une quinzaine de personnes, les potes, le premier public, venaient s'y entasser tous les samedis après-midi avant qu'on ne vienne sortir le groupe presque de force à 20 heures.

L'AMOUR DU RISQUE
Après ce voyage dans le temps, Dionysos se sent des envies de bouger. Un peu comme s'il avait constamment besoin d'une dose d'adrénaline, de sensations intenses pour continuer à respirer. Alors, quand il n'y a pas de concert, on trouve autre chose : le fameux longboard, plus souple et plus rapide qu'un skate, n'est jamais loin. Mais aujourd'hui, c'est la kart qui a les faveurs du groupe. Après un quart d'heure à plus de 50 kilomètres/heure les fesses au ras du sol, tout le monde affiche une expression jubilatoire. Au point de remettre ça après le dîner. Quand on vous disait que Dionysos ne s'arrête jamais ! Ou alors, très très tard dans la nuit…
Au terme de ces deux jours, ce que l'on soupçonnait déjà est largement confirmé. Dionysos nage dans le bonheur. Son quatrième album, Western sous la neige, enregistré par Steve " Nirvana-Pixies " Albini, a confirmé son statut de groupe d'exception, hors normes tant pour ses performances scéniques hautes en couleur, pour la poésie touchante et drôle de ses textes, pour l'ingéniosité des mélodies, que pour la singularité d'un rock ludique et brinquebalant. Et parce que chez lui, les risques se prennent avec gourmandise… " Rien que le fait de sentir qu'on est sur une nouvelle voie, ça nous excite tous, assure Mathias. C'est comme ça depuis le début du groupe. Même quand on se perd un peu, qu'il commence à faire un peu noir et qu'on ne sait pas trop où on va arriver, on aime bien ça. " Dionysos est un groupe exceptionnel parce qu'il ne s'endort presque jamais, encore moins sur ses lauriers. Et qu'humainement, le côtoyer est une expérience mémorable tant son euphorie est contagieuse.

Pascaline Potdevin